top of page
La mer
Un voyage dans le temps

« Oui ! je l’aime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept dixièmes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C’est l’immense désert où l’homme n’est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés. La mer n’est que le véhicule d’une surnaturelle et prodigieuse existence ; elle n’est que mouvement et amour ; c’est l’infini vivant, comme l’a dit un de vos poètes. […] La mer est le vaste réservoir de la nature. C’est par la mer que le globe a pour ainsi dire commencé, et qui sait s’il ne finira pas par elle ! Là est la suprême tranquillité. La mer n’appartient pas aux despotes. À sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dévorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint, leur puissance disparaît! Ah! monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! Là seulement est l’indépendance ! Là je ne reconnais pas de maîtres ! Là je suis libre ! » 

                    Jules Vernes - Vingt-mille lieues sous les mers - Tirade du capitaine Némo

 

« J’ai toujours eu le sentiment que les longues traversées se traduisaient chez moi par le nettoyage en profondeur de toutes les salissures amassées pendant un séjour à terre: aussitôt la côte perdue de vue, l’homme seul en face de son créateur ne peut rester étranger aux forces de la nature qui l’entourent. Bientôt il en fera lui même partie, se simplifiant et se purifiant au contact de ces forces brutes qui l’environnent et l’absorbent.

    Et c’est, je crois, ce besoin, non seulement de nouveauté, mais de propreté physique et morale, qui pousse le navigateur solitaire vers d’autres rivages, entre lesquels son corps et son esprit, libérés des attaches et des servitudes terrestres, peuvent retrouver leur essence et leur pureté au sein des éléments naturels dont les anciens avaient fait leurs dieux.

    Vent, Soleil et Mer, Trinité du Dieu des marins. »

                    Bernard Moitessier - Vagabond des mers du sud

​

Antananarivo, Madagascar, Octobre 2016

Il est 20h00, je suis sur la terrasse de l’hôtel alors que le jour est tombé. J’ai dit au revoir au soleil de l’hémisphère sud qui, sous les tropiques, se précipite verticalement pour se percher au dessus de nos têtes, puis redescend aussi vite qu’il y est monté quand vient son heure. On ne se reverra pas avant quelques temps.

Voila près d’un mois que nous sommes ici mon père et moi et nous terminons ce voyage. J’écoute le bruit de la ville encore en ébullition, je m’imprègne une dernière fois de ces odeurs chargées de couleurs, une synesthésie qui vient pyrograver ma mémoire à travers la puissance de l’expérience émotionnelle.

Dans moins de quinze heures, je serai à Paris, bousculé sur un tapis roulant dans un aéroport tapissé d’affiches publicitaires. Les gens courent, se croisent sans même se regarder. Je suis dans la fourmilière du monde humain.

Cette précipitation en deviendrait presque traumatisante tant nous avons été téléportés d’un univers à un autre. Métaphore de la dichotomie du temps où les conceptions s’opposent. Le Mora Mora malgache, philosophie décomplexée du temps, expérimenté durant des jours, est écrasé par la rentabilité obsessionnelle qu’impose notre mode de vie.

Tout se consomme, même le voyage.

 

Il m’est arrivé de me demander pourquoi Henri Cartier Bresson est-il considéré comme l’oeil du siècle. Photographe de l’instant décisif ayant marqué l’histoire, comment a-t-il su se faufiler dans l’espace et le temps pour marquer son art? Photographiant Gandhi dans un entretien privé quelques heures avant sa mort, les derniers instants du Kuomintang en Chine, la Libération de Paris en 1945, on le trouvait au bon endroit au bon moment.

Au delà de son génie de la composition qu'il puise dans son exigence perfectionniste et sa maîtrise aiguë des codes picturaux, Cartier Bresson comprit que le photographe devait apprendre à se faire oublier, à se mouvoir dans l’univers qu’il explore. En somme, il ne voyageait pas, il s’immergeait, il habitait entièrement son lieu d’investigation, afin d’en comprendre les hommes, les fonctionnements, les coutumes et les problématiques. Il ne se considérait pas comme un reporter de passage mais comme un habitant de cet autre monde. Les mois s’écoulaient ainsi sans qu’il ne favorise jamais la rentabilité mercantile à la valeur artistique de ses clichés. Il est toujours resté fidèle à son principe d’authenticité, tant des scènes photographiées que du tirage final.

 

Après un mois passé en mer, je prends toute la mesure de cette acception du temps dont je suis imprégné. Alors que nous agitons comme un étendard notre idéologie A Contre Courant, il faut en réalité fournir un effort de tous les instants pour évoluer dans un élan contraire. Apprendre à prendre le temps, à ne plus compter, à en déstructurer notre vision quantitative. La mer est là pour nous l’enseigner.

 

Pourquoi mettre des mois à faire un voyage qu’un avion ferait en quinze heures?

Parce-que « peu importe la chimère, seule sa poursuite vaut » répondrait Henry de Montfreid.

L’aviation a révolutionné le rapport de l’homme à l’espace, matérialisant et démocratisant le rêve icarien. Billet et passeport en main, nous pouvons aujourd’hui toucher du doigt l’ensemble du planisphère. Ainsi on bondit, d’un pays à l’autre, d’un continent à un autre, dans un cocon aseptisé offrant divertissement et collations en abondance.

Voyager par la mer ne répond pas à ces exigences occidentales. Abandonné à la providence des éléments, l’homme de mer s’imprègne de la réalité du monde qu’il investit tout entier. La vue d’un cap ou d’une terre peut parfois accompagner son regard des heures durant, lui offrant le loisir d’en étudier chacun des contours, des reflets et des couleurs. Il arrive qu’une brise amicale exhale les parfums d’un pays lointain, odeurs de pin ou de feu, une expérience olfactive qui affirme encore davantage le marin dans son sentiment d’appartenance au monde. Il voyage d’un lieu à l’autre en conscientisant son état, en s’immisçant profondément dans cet environnement.

 

Dans un monde où "le temps est argent", cette conception peut sembler hors propos. Et pourtant.

​

Un monde de chiffres

 

Nous voilà à Gibraltar. Durant une escale forcée de cinq jours (longue dans un endroit comme La Linéa) afin de résoudre certaines (éternelles) petites avaries et laisser passer une dépression, il est temps de préparer la prochaine navigation. Direction Hammamet, en Tunisie. Au programme, 880 milles nautiques (soit 1630km) à parcourir en route directe. Les pilot charts* annoncent pour la saison une grande majorité de vents de secteur ouest (donc favorables) avec 4 à 5% de calmes et un courant portant de 0,7 noeud en moyenne. Autant dire qu’en théorie, nous avons une forte probabilité d’évoluer dans de bonnes conditions. Sur la base d’une moyenne quotidienne de 90 milles (soit moins de 4 noeuds de vitesse en référence à nos navigations précédentes et en préservant une marge de précaution), il nous faudra entre 9 et 10 jours.

A l’heure où j’écris ces phrases, nous devrions fouler le sol tunisien. Hors il n’est rien. Il nous reste à peine moins de 400 milles à parcourir et nous sommes en mer depuis neuf jours. Un vent d’est, témoin d’une dépression au sud de notre position nous suit sans arrêt. Plus tard un anticyclone à 1030hPa installera trois jours de calme absolu, nous clouant sur place. Alors que nous devrions avaler les milles portés par un vent de nord-ouest résultant de ces dépressions de l’Atlantique Nord habituelles en cette saison - ce même satané vent qui nous a suivi pendant douze jours Valentin et moi cet été dans le Canal de Sicile alors que nous faisions la traversée inverse - nous voila en maillot de bain sur le pont, ivres des rayons du soleil et de cet arrêt du temps imposé.

Quelle naïveté, quel orgueil même, de croire que l’on peut calculer le temps ici, qu’il est possible de prévoir, d’anticiper. En mer, nos lois ne comptent plus, nos certitudes sont anéanties. Nous n’avons nul autre dessein que de nous y résoudre.

 

 

Dans ce monde de bleus, le temps semble suspendu. Les heures défilent mais nous laissent indifférents. Nous perdons le nom des jours qui structurent habituellement nos semaines. Lorsqu’on lâche prise, que l’on cesse de compter, on se rend disponibles. On vit. On se satisfait de ce tout, ciel, astres, foisonnement de vie aquatique, mer. Là s’offre la liberté, le dépouillement, le bonheur.

Ça y est, nous ne comptons plus, nous vivons.

​

​

J. S.

​

​

Pilot chart: carte indiquant par régions localisées de l’océan la fréquence des vents et des courants en fonction des mois de l’année, en plus d’autres informations relatives à la navigation.

​

​

​

​

bottom of page