De Gibraltar à Hammamet
II - Méditerranée
Occidentale
Il fait noir. Un silence payé au prix du temps que nous avons étalé en mer ces dernières semaines conforte le surréalisme de cette nuit hors du commun. Une infinité de points, d'entités lumineuses, révèle des formes stellaires qu'il nous est impossible d'identifier. Où sont Orion, Cassiopée ou la Grande Ours? Ce sont des étoiles en mouvement, filantes; oui elles sont toutes filantes. Pourtant le ciel est nuageux, chargé de stratus qui s'étirent sur toutes les couches de l'atmosphère. Nous en perdrions presque notre conscience de la gravité. Ces constellations furtives sont sous nos pieds. Quelle similitude, quel mimétisme même, troublante symétrie de l'infiniment petit. Ces milliers de millions de micro organismes rejettent leur lumière: le plancton. Nous faisons le vœu de préserver notre regard d'enfants en émerveillement et ne jamais sombrer dans l'habitude face à ce spectacle routinier auquel l'homme de mer semble s'accoutumer.
Gibraltar est dernière la ligne d'horizon depuis une journée déjà. Nous sommes partis le 24 novembre, dans l'après midi, entre deux dépressions. Les cinq jours passés à La Linea ne nous auront pas enchantés. Cette ville sert de dortoir aux usines pétrochimiques de la baie, cette baie qui voit des dizaines de pétroliers jeter l'ancre chaque jour. Nous y auront néanmoins rencontré Oda, une navigatrice norvégienne de notre âge qui est venue seule depuis son pays sur son voilier, son ami et compatriote Andreas qu'elle a rencontré lors d'une escale à Lagos, et Linda, suédoise au curriculum vitae impressionnant (instructeur Padi, Yacht Master en devenir, pompier, championne d'apnée et de hockey et accessoirement biologiste...) qui est équipière sur un catamaran en direction des Canaries.
Mais ce soir nous sommes en mer et, bien que le vent ne soit absolument pas de notre côté, elle nous nourrit d'une rare plénitude. "Dauphins et plancton dansent à l'unisson" toute la première semaine.
Ce spectacle est de nuit la chose la plus belle et la plus merveilleusement irréelle qu'il m'ait été donné de voir jusqu'aujourd'hui. J'ai depuis essayé de trouver un moyen de décrire cette scène par les mots, à défaut d'avoir capturé des images, aspirant à les habiter de la magie de l'évocation et de l'imagerie. Mais en vain. C'est une peine perdue et c'est mieux comme ça.
Je pense en réalité que ces choses là doivent continuer à nous échapper. Cela doit se vivre. L'intensité du bonheur que l'on ressent, celle qui prend aux tripes tant le mouvement, l'émotion est intense, est proportionnelle à l'attente et à l'intention qu'aura investi qui la recherche.
Je me dis aussi que le fait de savoir qu'une telle chose existe pourrait convaincre quelqu'un de prendre la mer un jour pour le vivre à son tour. Si tel est le cas, j'aurais réussi mon coup.
Un vent d'est s'est installé, assez faible. Nous tirons un long bord sud sud est et au matin nous sommes encalminés près de l'île d'Alboran non loin des côtes marocaines. On se traine, mais la navigation est agréable. On apprend à oublier le temps. Durant ces premiers jours, le ciel est très instable et voit se former de nombreux cumulonimbus menaçants, qui éclatent en grains autour de nous, puis s'estompent comme ils sont apparus. Au Nord, les éclairs flashent presque sans arrêt, spectacle qui occupe nos nuits à la barre.
Quelques jours plus tard, le temps se stabilise, un anticyclone s'installe et avec lui, le calme plat et la douceur du temps. Nous voilà à l'arrêt, deux jours durant, bouchonnant au grès de l'eau. Bien que frustrés de ne pas avancer, nous profitons de ces moments extraordinaires hors de toute réalité. Il y a de petites réparations à effectuer, l'hélice à dégager de sacs plastiques et fils de pêche, il y a tant de livres à lire et d'horizon à contempler. Nous vivrons notre première baignade, partagerons quelques parties de fléchettes et nos repas tous les cinq.
À cette latitude de 35º Nord, nous pensons secrètement avoir pris nos distances avec le froid et le climat hivernal.
Au soir du deuxième jour, le vent est de retour. Nous espérions une bascule mais c'est bel et bien le vent d'est qui se présente. Allez, ça fera l'affaire! Avons-nous le choix? Nous reprenons notre louvoyage, à 60º du vent (55º étant la limite extrême qu'offre le bateau) afin de manœuvrer dans la houle. À tribord, l'Algérie, Oran puis viendra Alger que nous apercevrons au loin. Ne reste des côtes espagnoles que les grosses formations nuageuses qui les trahissent dans un fracas de lumière. Nous avançons!
Mais comment occuper le temps en mer? Les jours se ressemblent-ils?
Comment ne pas sombrer dans l'ennui, dans la routine que l'on a pourtant fuie?
Ici, chaque jour est différent, bien que nous soyons cloisonnés à cinq dans cet espace de quelques dizaines de mètres carré. L'atmosphère est changeant, l'ambiance se module. La lumière joue d'ailleurs un rôle d'importance. C'est elle qui fait exister les couleurs, qui donne la tonalité: douceur, gravité, légèreté ou solennité. Une multitude d'éléments, eau, vent, humidité ou odeur, participe au décor, dessinant en nous toutes ces émotions qui guident notre perception.
On utilise souvent le temps pour s'instruire, apprendre ou découvrir. Nicolas étudie le russe, Valentin l'anglais. Chacun est donc équipé d'un Tupperware rempli de bouts de papier sur lesquels figurent un mot en français d'un côté et sa traduction de l'autre. N'est-ce pas en s'amusant que l'on apprend?
Dix jours après le départ, il nous reste près de 250 nautiques.
La nuit du 10e jour, alors que le vent a tourné ESE, nous bataillons pour mettre de l'est dans notre cap. Le bord tribord amure (qui voit le vent arriver de tribord) nous permet de nous maintenir au cap 65º en faisant un peu de Nord. Notre estimation nous place à un peu plus de deux jours de Hammamet. Au moment ou je laisse la barre à Valentin, vers deux heures du matin, un cargo est toujours sur l'arrière bâbord. "À surveiller" mais il n'est pas en route de collision. Pourtant, une heure plus tard, un appel VHF nous met en alerte. C'est bien La Belle Anaïs qui est concernée. Nous sommes dans la trajectoire d'un cargo non manœuvrant, car en remorquage, et nous sommes entrés dans le rail qui leur est destiné. On vire!!
Notre option était engagée, certes. Ce virement de bord de nuit nous fera faire un cap 190º pendant six heures, le temps de s'éloigner franchement du danger. Autrement dit, nous faisons demi tour.
Au matin, ayant sombré dans le sommeil après mon quart, je viens relever notre position, m'attendant à être à quelques milles seulement du Cap Bon. Nous sommes au sud, sans avoir avancé d'une mille vers l'est. Peu importe. Dans quelques heures, la Tunisie, le soleil et la paix d'une escale exotique.
La Tunisie: fin du voyage?
Mercredi 6 décembre au petit matin, sur une mer d'huile après une nuit au moteur, un ciel couvert et bleu gris, nous approchons du port de Hammamet. Tout le monde debout! Parés à atterrir.
Appel VHF lancé, nous nous arrêterons au quai d'accueil à l'entrée escortés d'une navette. Nous voilà à terre après treize jours de mer, une première pour chacun ici.
Nous nous dirigeons vers la police des frontières afin de remplir les formalités et faire tamponner nos passeports. Une heure plus tard la douane vient "visiter" le bateau.
La Belle Anaïs, c'est la maison de Philippe. Tout ce qu'il a est contenu dans son bateau. Il se trouve qu'il avait dans ses cales un vieux fusil de chasse qu'il possède depuis longtemps et qu'il a gardé en pensant peut être pouvoir dissuader les pirates dans le Golfe d'Aden.
Mais cette arme, qu'il a eu la maladresse de ne pas déclarer en arrivant, va être la source de nombreux ennuis qui iront jusqu'à mettre totalement en péril l'expédition.
Au vue de la très faible présence de plaisanciers à Hammamet en hiver, les services sur place ne loupent pas une opportunité de s'occuper, et pourquoi pas de tirer profit d'une situation. Les douaniers procèdent donc à une fouille approfondie. Très rapidement, ils tombent sur l'arme qui n'était pas cachée. Les coups de téléphones s'enchaînent, les supérieurs sont en route, ça sent mauvais.
Philippe est emmené au poste de douane du port, il y restera des heures durant. Les démarches se poursuivent et l'équipage est toujours cloisonné dans le bateau, jusqu'au lendemain.
Plus de 24 heures après notre arrivée nous prenons la place qui nous est destinée dans la marina.
Cette escale qui devait durer seulement quelques jours s'éternisera près de trois semaines, le temps qu'il faudra pour s'affranchir des condamnations et des peines qui inculpaient Philippe et son bateau menacé de saisie. Le moral touchera le fond face à l'idée de l'échec de cette entreprise démentielle.
Trois semaines sous tension nous verront vagabondant d'un poste de police à l'autre, du consulat au ministère de la justice, du bureau de l'avocate au palais de justice. Le voyage s'est éteint au fil des jours, l'espoir de repartir dissout en constatant les complications quotidiennes.
Pourtant, quoi de plus efficace que l'épreuve pour révéler une équipe?
La Belle Anais peut l'affirmer: nous sommes sortis différents de la Tunisie. Arrivés en équipage, nous en sommes sortis amis.
Nos souvenirs resteront emprunt d'une certaine amertume à l'égard de ce pays, mais nous y reviendrons. La beauté des paysages et la générosité des personnes rencontrées nous auront conquis, au point de faire taire notre ressentiment face à l'accueil déplorable des autorités locales.
Tunis est une ville charmante, totalement bouleversée depuis le printemps arabe. Les ambassades et postes de police sont barricadées de barbelés et murs de sacs de sable abritant des militaires armés jusqu'au dents, alors que le foisonnement quotidien évolue l'air de rien. La médina et son souk préservent l'authenticité de l'atmosphère orientale qui est peu à peu écrasée par la mondialisation dans la grande ville. Les odeurs, les sons et les couleurs nous rappellent que nous sommes loin de chez nous, que la magie du voyage est omniprésente malgré les galères.
Nous y aurons rencontré Choukri, Mohamed, Bashir et Hassan qui nous ont accueillis pour une nuit dans leur collocation. Une soirée à rigoler en mangeant de l'ojja, spécialité à base de harissa, d'oeufs, de tomate, d'ail et... de harissa. Ils ont le sourire bien que la situation ne soit pas facile pour eux. Le niveau de vie est assez élevé face à des salaires trop bas. La précarité de leur logement en est témoin.
Noël approche. Alors que le désespoir était à son comble au point de voir disparaître toutes les réserves de whisky du bateau, il semble qu'une lumière se dessine au bout du tunnel. Dans trois jours nous serons fixés quant à la suite de l'aventure.
Nous sommes le vendredi 23 décembre et nous profitons de cette fenêtre pour nous aérer l'esprit. Nicolas rentre fêter Noël en famille après plus de quatre ans d'absence, Philippe reste avec son bateau et Valentin, Antoine et moi partons! Nous voulons respirer l'air de la montagne et prenons la direction de Kesra, la ville la plus haute de Tunisie qui culmine à 1400m d'altitude.
Kairouan s'impose comme une halte incontournable.
Considérée comme la quatrième ville sainte de l'islam, elle accueille La Grande Mosquée Sidi Oqba construire vers 670 de notre ère, la première mosquée du continent africain. Elle est aussi réputée pour ses tapis et ses pâtisseries, les makrouds. La médina inscrite au patrimoine mondial de l'UNESCO est protégée par un rempart très bien préservé faisant de ce lieu une étape à ne pas louper.
Nous flânons dans les ruelles aux murs blancs ornés de portes aux mille couleurs. En vous laissant vagabonder vous passerez par l'École Coranique, la Maison du Gouverneur servant actuellement de lieu d'exposition de tapis et d'atelier ou encore la Mosquée des Trois Portes dont la façade décorative est considérée comme l'un des plus beaux témoignages de l'architecture islamique. C'est des étoiles plein le yeux que nous reprenons notre route vers Kesra.
Une heure trente de minibus suffiront à nous sortir de toutes routes touristiques. Kesra la nouvelle est une sorte de hameau au pied de la montagne. Il est 16h00 et nous cherchons où dormir. Il n'y a aucun hôtel, aucune infrastructure. Ça tombe bien, aujourd'hui, veille de Noël, nous sommes bien décidés à rencontrer les habitants.
Nous montons au village et trouvons un petit coin de paradis. Le soleil tombe et les roches qui surplombent les habitations exhibent des couleurs d'or. L'eau de la cascade qui fait la curiosité de cet endroit est cristalline et participe à la poésie qui émane des jeux de lumières.
Le meilleur endroit pour trouver du monde, c'est le salon de thé du village. Les hommes s'y réunissent presque systématiquement, jouent aux cartes ou bavardent.
Nous sympathisons avec quelques locaux en leur demandant l'hospitalité et au bout d'une demie heure de téléphone arabe, Abdelazil vient nous tendre la main. Il est né et vit ici près de ses trois frères. Nous le suivons chez son frère aîné qui nous offrira un plat de couscous, un toit pour la nuit ainsi qu'une soirée formidable à refaire le monde, à parler de poésie et de politique, à approfondir nos connaissances de la culture tunisienne. Un Noël vécu dans un esprit de partage et de rencontre, par delà nos croyances et nos cultures, voilà un cadeau qui nous réchauffe le cœur alors qu'il fait un froid saisissant à l'extérieur.
Le lendemain la Montagne nous accueille à bras ouverts:
"Découvrez ô étrangers le plateau qui me domine, il offre pâture à nos bêtes ainsi qu'une vue imprenable sur toute la vallée.
N'êtes-vous pas séduits par mes falaises dorées, que l'érosion sculpte depuis des siècles, mes sentinelles?
Et par ma bienveillance à l'égard des villageois? Ma cascade, que tout le pays vient contempler, leur offre de l'eau en abondance."
"Nous sommes charmés" lui répondons-nous. Il ne faudrait pas la fâcher, et nous sommes sincères. Les oliviers, les figuiers de barbarie, les étables desquelles échappe l'odeur de la Terre, le braiment retentissant des ânes intrigués par notre présence, toutes ces scènes de vie nous auront remplis d'un sentiment précieux de plénitude. Nous pouvons reprendre notre route.
De minibus en minibus, nous passerons par Maktar, El Fahs, puis Zaghouan, visitant les postes de police. Hors des sentiers battus, un étranger en sac à dos, au look pas très local de surcroît, attire la suspicion ici en Tunisie. L'agent de police est vite averti, vient contrôler vos papiers, et vous fait faire un tour gratuit dans leurs locaux histoire de jouer avec vos nerfs. Ça en deviendrait presque comique tant leur démarche est dénuée de bon sens. "Pour votre sécurité" ajoutent-ils, vous laissant en plan une demie heure pour aller faire une photocopie de vos passeports (et boire un thé) quelque part dans le village. Au bout d'une heure nous sommes généralement libérés, en ayant bien sur vu filer le minibus qui devait nous transporter.
Zaghouan est un village sans intérêt. Ayant le projet de le visiter nous y feront un arrêt, la nuit tombée, à la recherche d'un hôtel, en vain. Après plus d'une heure de marche et une visite dans le seul hôtel du lieu (un grand complexe luxueux loin de notre exigence minimaliste) nous reprenons notre route vers Tunis ou nous passerons la nuit.
Au matin nous filons en train à Sidi Bou Saïd, chef lieu du tourisme, réputé pour ses rues aux façades blanches et bleues. En suivant la grand rue nous arrivons sur la place qui surplombe la baie de Tunis. Un vrai petit paradis si l'on fait abstraction des hordes de touristes et des tarifs particulièrement élevés.
En se perdant dans les ruelles on peut encore profiter d'un peu de calme et respirer le parfum des bougainvilliers ou mandariniers. Les chats pourront faire office de guides, il faut les suivre d'un bon pas. À moins qu'ils ne nous fuient?
Mais voilà que le téléphone sonne. Nous sommes le lundi 26 décembre et la nouvelle tombe: La Belle Anais et son équipage sont autorisés à quitter le pays!
Sans tarder nous rentrons sur Hammamet préparer le bateau. C'est pas qu'on t'aime pas Sidi Bou Said, ne le prends pas mal.
De retour au bateau, le Père Philippe a laissé quelque chose sous le sapin (si si, il y avait un sapin, un peu d'imagination!). Nous sommes gâtés, touchés et hyper heureux. On n'est pas si loin de notre famille finalement.
Mardi 27 Décembre.
Ce matin le temps est resplendissant. Il ferait presque chaud, et la douceur de l'air donnera sa couleur à cette journée extraordinaire: nous quittons enfin la Tunisie. Malte est devant l'étrave, retour en Europe où nous rejoindrons Nicolas, fêterons le jour de l'an et préparerons le bateau à repartir pour son grand voyage.