I - Atlantique
De la Bretagne à Gibraltar
L'océan. La richesse de son évocation est intarissable à mes yeux de méditerranéen d'adoption. Ses courants et ses marrées, les dépressions qui peuvent sévir dans les parages sont autant de pièges pour le navigateur que l'exigence dans la préparation est de rigueur. On ne rigole pas avec l’Océan. Encore moins lorsque l'on s'apprête à traverser le Golfe de Gascogne au mois de Novembre sans skipper d'expérience à bord.
Ô route des Indes ayant révélé ses mystères à nos conquistadors, ouverte sur le Grand Sud, pointant du doigt le Cap de tous les rêves - Horn - c'est une porte vers toutes les possibles. Notre océan nous guidera jusqu'au 36eme parallèle Nord, latitude du détroit de Gibraltar. Nous avons toute une vie pour nous laisser bercer par ses alizés.
Nous voilà au large de l'île de Groix ce Mercredi 2 Novembre. Le soleil est apparu mais le vent est tombé. Pétole. La mer affiche un rideau immaculé, un miroir qui invite à l'introspection. Pourquoi partons nous? Que risquons nous à nous engager dans cette odyssée? Que recherchons nous? Et enfin cette question qui met fin à tous les doutes: que risquons nous à ne pas partir? Pour chacun de nous ici, la mort sans nul doute. La mort de la rêverie et de la conquête de soi et de l'autre. Oui, nous partons.
Levés depuis un paquet d'heures maintenant chacun essaie de récupérer un peu. Plus tard, le spinnaker sera envoyé, cette grande voile bleue que l'on utilise lorsque le vent est portant (venant de l'arrière). Il nous tirera à 0,88 nœuds! Dire si Éole fait comme nous, il se repose.
Des risées au loin viennent troubler l'eau calme et à peine choquons-nous drisse* et écoutes* pour affaler le spi qu'un beau 5 sur l'échelle de Beaufort* s'installe.
Nous voilà partis, il est 18:30, le jour décline et l'ambiance se durcit. Nous faisons un point sécurité, mettons brassières et longes pour s'assurer.
Nous sommes dans la période de prise en main du bateau. Il nous faut apprendre à la connaître, La Belle Anaïs, prendre nos marques. Le plus grand danger dès que le vent monte et que la visibilité diminue est la chute de l'homme à la mer. Il faut un équipage entraîné et réactif pour réussir une récupération dans cette configuration. Ce n'est pas notre cas en ce premier jour de mer. Interdit de penser à cela, nous serons prudents.
La nuit est tombée et nous organisons les quarts pour la nuit. Sans pilote automatique nous devons nous relayer à la barre vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour cette première nuit ce sera trois heures chacun. Antoine commencera, je resterais avec Nicolas pour son baptême de quart nocturne, Valentin aura le troisième quart et Philippe le dernier.
Quatre jours durant nous chevaucherons la houle, entre grains et soleil, toujours aux allures portantes. Ce sera l'heure des premières pêches. Un beau thon de trois kilos et cinq maquereaux le surlendemain viendront délecter nos papilles.
Pourtant, que la mer creuse, éprouve. Il nous faut du temps pour prendre le rythme de la vie, ici où l'esprit est sollicité à chaque instant. Connaître le bateau c'est connaître chacun de ses bruits, de l'eau caressant la carène, la frappant même parfois, à la drisse claquant sur le mat. Quelle est cette vibration qui apparaît? Ce sifflement? Le vent n'est-il pas en train de forcir? Ne faut-il pas prendre un ris* dans l'artimon*? Le barreur est-il attaché, seul sur le pont dans cette nuit noire? Acquérir la confiance, en le bateau et en l'équipage ne se fait pas en un jour. Pour Antoine et moi, cette veille continuelle de l'esprit nous use dans ces premières journées.
Le vendredi 4 Novembre le baromètre a perdu quatre millibars dans la nuit. "À surveiller" marquons nous dans le journal de bord. À 17h00, trois millibars manquent à l'appel et les conditions qui étaient "très belles et calmes" ont tendance à se gâter un peu. À 21h00 la mer et le vent font monter le mercure à 7 sur Beaufort, sous une pluie battante. Premier coup de vent pour l'équipage déjà fatigué. Après être allé gréer la trinquette (une voile d'avant de plus faible surface plus adaptée en conditions de vent frais), nous allumons le moteur qui nous offrira davantage de confort alors que les vagues arrivant presque du travers secouent le bateau et sa cargaison sans ménage.
Bon choix! Le lendemain trouvera un équipage reposé et disposé à mener pour le mieux notre hôte au port de La Corogne dont l'arrivée est prévue de nuit tôt dimanche matin. Le vent faiblira jusqu'à s'éteindre totalement dans l'après midi. Il se préservait pour la nuit! Nous retrouvons nos 35 nœuds de vent durant cette dernière nuit, où toilés du seul génois nous filions alors que les creux de 4 mètres engloutissent les lumières de la ville devant notre regard à chaque passage.
Après une longue nuit de veille à l'approche de la côte il est temps d'entrer dans la baie de La Corogne.
Une arrivée de nuit se prépare. La houle nous accompagnant jusqu'aux portes du port, nous aurons pour seuls repères les balises lumineuses identifiées par des codes précis qu'il nous faut dissocier des lumières de la villes. À 7h00 le dimanche 6 nous entrons dans la marina de ce grand port, étape presque incontournable après le Gascogne.
Ces trois jours d'escale seront la bienvenue pour faire le point. Quelques améliorations sont à apporter. L'alimentation électrique de l'ordinateur de bord, le groupe électrogène qui était en défaut ainsi que son circuit d'échappement, le maintient du réfrigérateur ayant une fâcheuse tendance à s'ouvrir dans la gîte*. Nous en profiterons pour compléter notre collection de pavillons et alimenter la bibliothèque de bord avec un Pilot pour la navigation en Mer Rouge et une grande carte de la Méditerranée.
Je consulte les fichiers Grib (fichiers météorologiques donnant les prévisions par zones et faisant apparaître la force et la direction du vent pour les jours à venir) qui annoncent du Nord Ouest pour quelque jours basculant Ouest puis Sud en début de semaine suivante. Nous espérons arriver avant la dernière bascule.
Après avoir laissé filer un coup de Nord Ouest qui ne loupe pas à en entendre battre le cordage sur le mat, nous quittons l'Espagne le Mercredi 9 à l'aube avec Porto pour destination. Au revoir España! On se retrouve à La Linea, bien plus au Sud!
Départ au moteur contre vent et houle. Cette houle que le vent a façonnée pendant ces derniers jours offre de beaux creux se dressant face à l'étrave. Nous sommes à 1 nœud de vitesse... Patience, nous pourrons bientôt prendre cap à l'Ouest vers les îles Sisargas. Excités de reprendre la mer, bercés par ces vagues inoffensives et cette lumière matinale, nous sommes heureux. Sortis de la baie de La Corogne nous hissons les voiles. Quelques rares vagues isolées arrivent comme un mur d'eau face à nous. Cinq mètres? Peut-être plus? Je ne saurais dire mais les barres de flèches du grand mat semblent avoir de l'eau jusqu'au cou. Pourtant, La Belle Anais les chevauche sans mal, malgré ses 4 nœuds de vitesse au près serré. Cap sur ce groupe d'îlots annonçant le Cap Finisterre à quarante milles plus au sud. Ces bouts de rocher! Ils nous suivent des heures durant! Impossible de les faire passer dans le sillage avant la nuit bien entamée. Tirer des bords presque plats dans un vent qui refuse (qui revient dans le nez, empêchant de faire route directe), voilà notre programme pour la nuit. Une navigation difficile entre brisants, bateaux de pêche et cargos plus au large obligeant à une veille continuelle. Au près, au près, au plus près du vent pendant ces trois jours.
Le vent et la pluie nous accorderont une trêve ensoleillée pour passer le Cap Finisterre. Les prévisions étaient justes, mais le vent était pressé de tourner. Peut-être Éole se joue-t-il de nous, riant à nous voir louvoyer et errer sous les grains? Au matin du 11 Novembre, le soleil fera une brève apparition en sortant du lit avant de disparaître derrière la couche du nuages épaisse. Nous avons toujours espoir d'être à Porto pour le week-end. Nous virons de bord après avoir tiré une grande longueur vers le large en espérant faire un peu de sud face à ce vent de sud. Après 8 heures tribord amure (lorsque le vent vient de tribord) nous retrouvons les côtes, toujours espagnoles, et le relevé de latitude nous place 5 milles à peine plus au sud que notre position de 9h30 ce matin. Le vent met un peu d'est dans son sud et nous fait remonter. À 19:30, fatigués et moralement abattus Antoine et moi prenons la décision de rejoindre l'abri le plus proche. Un coup d'œil sur la carte nous fera opter pour Baiona, à 9 milles... Au Nord. Coup dur pour tout l'équipage. Cette décision prise sans concertation met de l'huile sur le feu que la fatigue attise déjà. Mais il en faut plus pour abattre l'équipe qui est déjà bien soudée. À 21h50 les aussières frappent le ponton et nous filons déguster une pizza bien méritée!
España, nous revoilà. Tu nous manquais, c'est ça la raison!
Une journée de repos le lendemain est excusée par l'attente d'un vent de secteur Nord. On ne s'en privera pas et visiterons cette ville magnifique, chargée d'histoire.
Dimanche 13 Novembre 10h00, le vent à tourné au Nord et le soleil resplendit. Nous partons au sud!
Plus tard dans la journée, je suis à la barre en me baignant dans la splendeur crépusculaire lorsqu'a bâbord - Est - j'aperçoit Madame Lune, blanche comme une orange, sortant sa tête de derrière les collines. Elle a rendez-vous avec le soleil semble-t-il, ils ont tous deux vêtu leur plus belles parures ( la Super-Lune est la plus lumineuse depuis... Longtemps?) Pourtant ce dernier se fait la malle! Alors qu'elle lui tant la main il disparaît derrière l'horizon, il prend le grand large. Elle ne se laissera pas abattre et abondera de magnificence toute la nuit durant. Un plaisir pour l'homme de quart. Mais que cette dame est exclusive! Elle a fait fuir toutes les étoiles du ciel hormis les plus zélées d'entres elles qui osent se créer une place dans l'immensité bleue. Au matin, les cirrus solitaires ornant le ciel se voient tintés rose pale, puis d'un orange s'intensifiant à chaque minute. Le voilà qui revient, en grande pompe. Peut-être a-t-il compris que pour séduire il faut savoir se faire désirer? Malheureusement il arrivera trop tard. La Belle boude, coiffée d'or vif par l'atmosphère s'épaississant au rez de l'horizon, et a déjà disparu à l'endroit ou la veille, elle a vu se dissoudre sa lumière.
Le lendemain, elle attendra qu'il se couche pour venir nous visiter. L'amour est décidément compliqué pour tout le monde.
Les nuages se pavanent, fiers, esquisse de Dieu. Matisse, Turner et Monet n'ont rien inventé. Ils ont su sublimer par la matière ce que la matière elle même a su leur inspirer par ce qu'elle a de plus élémentaire. En mer nous sommes les témoins privilégiés de cette performance artistique divine, ces jeux de couleurs d'une profonde spiritualité.
Deux jours plus tard nous passons près de Lisbonne. Impossible de la dépasser sans s'y arrêter! Une journée à flâner dans les rues de la capitale portugaise où la musique a une place d'honneur dans les bars et sur les places publiques. Blues, soûl, musique capverdienne nous laisseront un souvenir chaleureux. Le dernier soir nous rencontrons Sebastien, un français ayant élu domicile avec son yacht dans la marina de Oeiras. Nous sympathisons et passerons la soirée à refaire le monde sur La Belle Anaïs. Le lendemain, Jeudi 17 novembre, ce sera sur Lady Coco que nous déjeunerons avant d’appareiller. Nous visitons son bateau qui accueille cinq cabines spacieuses, deux gros moteurs diesels deux temps et un grand salon confortable. Une autre manière d’être en mer!
8h30, nous partons sous un soleil resplendissant. Une petite brise nous poussera lentement vers le Cabo Espichel. Nous ne sommes pas pressés, nous sommes en mer et elle nous accepte. On dirait même que nous sommes devenus amis.
Nous commençons à connaître le bateau à présent, et tout ces bruits qui nous alertaient il y a deux semaines font partie de notre quotidien, bercent notre sommeil et nous apaisent. De notre couchette, nous pouvons entendre l’eau ruisseler sur la carène, les vagues s’y briser. Nous sentons l’étrave qui fend la mer, la dérive qui trouve sa place naturellement dans ce chaos évoluant sous le plancher. C’est beau. Oui, un voilier, ça a une âme.
Notre chemin continue au grès du vent qui est clément à notre égard. Il mollit à l’heure du repas pour nous offrir à chaque fois un moment tous les cinq dans le cockpit, au soleil.
La gastronomie a sa place à bord. Nicolas, prompt au service et homme à tout faire hors pair cuisine avec finesse et rapidité. Valentin s’occupe de préparer le fruit de sa pêche et nous réjouit de ses tartes aux pommes au chocolat fondu. Philippe est un expert en frites maison et tartiflette. Antoine et moi faisons aussi de notre mieux pour satisfaire l’appétit de nos amis affamés, du curry, à la soupe de carottes et potimarron.
Vendredi 18, il est l’heure à laquelle le soleil est à une main au dessus de la séparation des deux bleus. Je suis réveillé par des sifflements. Un bruit inhabituel qui attire mon attention. Au bout de quelques minutes, je comprends de quoi il s’agit. Totalement extrait de mon sommeil j’ouvre le hublot au dessus de ma tête afin de porter mon regard autour du bateau. Je suis le dernier levé, tout l’équipage est en place sur le pont pour profiter de cet instant unique. Personne à la barre, La Belle Anaïs se débrouille toute seule lorsque l’on prend bien soin de régler ses voiles. L’air est doux.
Ces sifflements, ce sont des dizaines de dauphins venus s’amuser avec nous. Ils arrivent des quatre coins de l’azur et nous suivent un bout de temps. C’est peut être ça le bonheur? Se sentir à sa place dans une forme de communion avec cette autre réalité qui nous entoure, dans laquelle le temps se dépouille de la quantification qu’on lui impose. Quelle plénitude que de partager ce moment tous les cinq.
Plus tard dans la journée nous passons le Cap Saint Vincent, le point le plus au sud-ouest de l’Europe, puis la pointe Sagres. Des falaises massives se dressent face au regard comme les sentinelles d’une terre inaccessible. La puissance des vagues finissant leur long voyage sur la roche résonne à plusieurs milles dans un panache de brume et d’embruns pouvant atteindre une hauteur incroyable.
Le vent accélère alors par effet Venturi, qui agit lorsque le relief vient perturber sa trajectoire. Nous faisons cap sur le détroit de Gibraltar, à l’est-sud-est de notre position, et sommes alors à l’allure du travers dans cette brise bien fraiche et à l’abri de la houle à presque 10 noeuds de vitesse.
Le soir le vent tombe. Je me lève prendre le second quart (de minuit à 2h00) et relayer Antoine à la barre. Je le retrouve silencieux, le sourire aux lèvres, ce genre de sourire qui en dit beaucoup. Le bateau avance lentement, à l’allure du temps.
Antoine me dit en chuchotant d’aller voir à l’avant. Il pense que nous avons de la compagnie depuis quelques minutes à en croire les bruits de clapot et de respiration.
Alors que je m’avance sur le bout dehors et laisse ma vue s’habituer à la faible luminosité, je perçois ces silhouettes qui dansent, silencieusement elles aussi. Je vois se dessiner des trainées phosphorescentes qui se croisent, disparaissent, puis apparaissent à nouveau. Serait-ce les mêmes que ce matin qui souhaitent conclure cette journée près de nous? Pour l’heure ils paradent dans le plancton et nous remplissent d’une émotion que les mots ne peuvent décrire sans amoindrir. L’Atlantique nous dit au revoir, à sa manière.
Le jour suivant nous continuons notre route et estimons arriver au matin du dimanche à La Linéa, port espagnol limitrophe de Gibraltar qui est un territoire britannique.
Nous nous sommes engagés de nuit dans le détroit. Une nuit de veille pour l'équipage, laissant la ligne des cargos à tribord et les rochers à bâbord. C'est un levé de soleil magnifique, donnant un peu de poésie à cette baie autrefois sublime servant de parking à pétroliers aujourd'hui, qui nous a accueilli en Méditerranée.
Au revoir Atlantique et merci, pour ta beauté et ta mansuétude.
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Drisse: manoeuvre, corde, servant à hisser une voile en haut du mât.
Ecoute: manoeuvre utilisée pour régler les voiles.
Echelle de Beaufort: échelle de mesure de la force du vent et de l'état de la mer comportant 13 degrés (0 à 12), du temps calme à l'ouragan.
Ris: système permettant de réduire la surface de toile lorsque le vent fraîchit.
Artimon: il s'agit du mat, plus petit, situé à l'arrière d'un Ketch comme La Belle Anaïs.
​Gîte: inclinaison que prend le voilier sous l'effet du vent.