III - Méditerranée
Orientale
De Hammamet à Port-Saïd
La chaleur tombe peu à peu alors que le soleil se couche, le vent forcit. Les conditions quasi printanières ne dureront pas. Un vent du nord vient bousculer cette quiétude et apporte le froid de l’hiver qui ne compte pas nous laisser lui filer entre les doigts. Nous naviguerons à l’allure du travers jusqu’à Malte en moins de trente six heures. La reprise sera presque subie. Barrer, manger, dormir, tel est notre programme durant cette brève navigation qui verra peu d’interaction entre nous. Il semblerait que la mésaventure tunisienne nous ait plus atteints que nous le pensions. Nous ne sommes pourtant pas au bout de nos peines.
Il est 21h00 lorsque nous arrivons dans la baie de La Valette. Le vent souffle à trente nœuds depuis une dizaine d’heures, nous étions toutes voiles dehors afin de faire marcher le bateau et il est temps de les affaler pour préparer notre entrée au port. Nous sommes prêts à enrouler le génois mais celui ci résiste. Impossible ! Le vent fraîchit encore, il fait nuit noire et des cargos rodent dans les parages. Il faut trouver une solution. Serait-ce l’emmagasineur au bas de l’étai qui serait bloqué par un surpattage* ? Après presque une heure au bout de l’étrave à reprendre la manœuvre, la tête dans les paquets de mer, Antoine et moi parvenons à rendre un tambour irréprochable alors que Valentin barre de manière à rester loin de la côte. Nous nous précipitons dans le cockpit avec l’espoir d’avoir réglé le problème mais nous constatons rapidement que ce n’était pas la source de nos ennuis. Lors du départ de Lorient, Valentin avait du monter au mat alors que nous étions confrontés au problème inverse. Ayant fait une réparation provisoire, nous nous sommes laissés avoir par la négligence et nous le payons, évidemment, alors que la météo empire et rend dangereuses les manœuvres sur cette voile de plus de soixante mètres carrés. Quelles solutions s’offrent à nous ?
Affaler la voile serait l’idéal. A peine choquons nous les écoutes qu’elles agissent comme des fouets, agitées avec violence, ce qui rend cette option bien trop risquée alors que la mer balaye toujours le pont. Peut être pouvons nous chiffonner le génois autour de l’étai en passant des bouts autour de la voile ? Mais la puissance des rafales jouerait dans l’épaisseur anarchique de toile et nous pourrions aisément être sujets à une catastrophe en entrant au port.
Valentin propose une idée : nous allons enrouler le génois sur lui même, mais cette fois ce ne sera pas l’enrouleur qui tournera mais nous qui tournerons autour de l’étai ! Ni une ni deux les rôles sont répartis. Philippe prend la barre, Antoine est au bas de l’étai et fera passer les écoutes quand Valentin à bâbord, moi à tribord, nous wincherons ou les lui apporterons en virant de bord afin de libérer l’écoute au vent. Après un bon nombre d’allées et venues, beaucoup d’eau avalée et de virements de bords, mission accomplie ! Il est 2h30 du matin, l’heure de se diriger vers la Grand Harbour Marina.
C’est seulement lorsque les aussières sont solidement attachées que l’on peut se réjouir d’avoir assuré le coup. Une manœuvre de port avec un voilier de 18 mètres est toujours un moment de grande concentration lorsque les rafales atteignent les quarante nœuds.
4h00 : l’équipage fatigué, trempé, affamé mais heureux file profiter d’une bonne douche chaude avant de sombrer dans le sommeil.
Au matin, quelque chose attire notre curiosité. Le chaos que nous avons laissé hier soir dans le carré s’est transformé en salon des plus agréables. Le tapis rouge de Tunisie a retrouvé sa place au bas de la descente et nous appelle à nous installer pour prendre le petit déjeuner. La cuisine est en ordre, le soleil brille. Le miracle s’appelle Nicolas. Arrivé à Malte en avion la veille, il nous a rejoint à la première heure et a préparé le bateau pour notre réveil. Si ce n’est pas un équipier de choix ! Tout l’équipage est réuni après cette semaine séparé. Heureux de ces retrouvailles nous n’en perdons pas notre objectif pour autant : réparer au plus vite le bateau et mettre les voiles.
Au programme : changer les batteries, faire fabriquer un mat pour accueillir l’éolienne et l’installer, vérifier intégralement le gréement dormant (mats, haubans, ridoirs, tout ce qui permet de hisser les voiles), contrôler et réparer les moteurs des annexes, réparer le groupe électrogène qui nous a abandonnés avant la Tunisie. Les pompes à eaux d’évacuation sont à vérifier et à changer, le désalinisateur aura lui aussi droit à son check-up. Il faut envoyer les voiles chez le voilier, améliorer le système de retour d’écoute de notre trinquette (moyen de régler cette petite voile d’avant directement du cockpit, sans avoir besoin d’aller à l’avant dans une grosse mer) et bien entendu régler une fois pour toutes ce problème d’enrouleur génois !Nous aurons droit à des journées bien chargées. Billard, Irish Pub et restaurants italiens sont néanmoins de bons lots de consolation.
L’hiver, lui, nous nargue toujours autant. Malte, habituée à des températures douces toute l’année se morfond autant que nous devant tant de froid, tant de vent et de pluie. Mais il est l’heure de faire la fête ! Le 31 décembre est là et on se dirige vers San Gilgan’s Bay pour vivre une soirée mémorable sur les toits à rencontrer du beau monde : des coréens, des australiens, des français, des biélorusses, des algériens et des chinois se mêlent pour vivre le passage à 2017. Une année qui s’annonce riche en émotion pour l’équipage de La Belle Anaïs au vue du long chemin qu’il reste à parcourir.
Il nous faudra près de quinze jours pour venir à bout de ces travaux. Le temps d’observer la météo ici et de confirmer que le vent est loin d’être en congé ! Il se permet seulement quelque jours de trêve bien appréciés mais il souffle à décorner des bœufs la majeure partie du temps. Nous avons bien compris, nous allons devoir partir en connaissance de cause. Le suivi des fichiers grib confirme ce que mettent en avant le pilot chart et le livre de route : janvier et février sont les pires périodes pour naviguer en Méditerranée. Quelques jours avant de partir, la Mer Egée, au nord de la Crète, a essuyé des vents de secteur nord à plus de cinquante nœuds…
Nous sommes le mardi 10 janvier, il est 16h00, le mat de l’éolienne que nous attendions vient d’être livré et il est grand temps de partir. Nous sommes heureux à l’idée d’avancer sur la carte. Ce sentiment d’être prisonniers depuis plus d’un mois de ces situations nous faisait oublier notre projet, le plaisir de naviguer et de voyager. Nous avions la tête dans le guidon, l’esprit occupé à venir à bout de chacun de ces problèmes qui jour après jour venaient s’accumuler sur la liste.
Nous larguons les aussières alors que le jour décline, peu importe. Les gribs annoncent un vent de secteur sud ouest force 4 à 5 pour cette nuit, forcissant le lendemain sans atteindre plus de trente nœuds. Nous partons au portant toutes voiles dehors. La nuit tombe, le vent forcit et nous arisons grand voile et artimon.
Il y a, à l’est de Malte, des dizaines de cargos au mouillage. Nous traverserons cette forêt d’acier, slalomant, les esquivant, toujours très concentrés, mais le vent continue de forcir. Nous sommes à une dizaine de nœuds de vitesse et il serait peu judicieux d’affaler nos voiles dans cet espace réduit et en mouvement, les cargos allant et venant. Une fois cet écueil passé, grand voile et artimon sont emmenés. Les conditions se dégradent à vue d’œil, les creux atteignent déjà plus de trois mètres, nous nous préparons donc à passer une nuit agitée.
Les quarts sont tirés au sort, comme chaque soir. Deux heures chacun de 21h00 à 7h00 le lendemain. Ça nous laisse huit heures de repos. Mais dès que le vent monte et que la mer se déchaine, dormir devient compliqué. Lorsqu’il y a une tempête, comme c’est le cas ce soir, le bateau est l’objet des vagues à travers lesquelles il se faufile. Balancés dans tous les sens, pas facile de trouver le sommeil. Depuis notre départ de Lorient, nous avons essuyé pas mal de coups de vent, de situations de mer difficiles. Pourtant, ce soir, le vent est particulièrement violent et la mer déchaînée. Les haubans et les cordages sifflent, le gréement, soumis à rude épreuve, gémit. Il est deux heures du matin lorsque je relaye Valentin à la barre. Habillé chaudement, je mets la tête dehors et tombe nez à nez avec la mer que j’ai laissée quatre heures plus tôt. Quel spectacle grandiose ! La vie est là, la puissance de la nature, en représentation. Nous sommes au milieu de nulle part, dans ce chaos fascinant, un point infiniment petit face à l’immensité. Valentin a même vu les dauphins s’amuser et sauter dans les vagues, ces vagues qui viennent se briser sur la carène et inonder le cockpit et le barreur par la même occasion. Le ciel est menaçant avec des nuages noirs éparpillés. Je regarde derrière un moment en barrant. J’aime regarder ces ondulations puissantes se former et pousser le bateau dans les surfs ; sa vitesse augmente sensiblement donnant la sensation de voler. Devant nous, une barrière de cumulonimbus nous aspire vers l’obscurité. Des grains survolent La Belle Anaïs, nous arrosent, parfois avec violence, mais le temps d’un instant, mes yeux fixés vers le ciel à tribord voient la lumière de la pleine lune déchirer le voile opaque des nuages. Je sens alors le temps se suspendre, une fenêtre s’ouvrir sur un ciel bienveillant qui, toujours paisible, voit ses cycles se perpétuer. La beauté et la poésie se manifestent souvent où on ne les attend pas.
Parce qu’on y trouve de la beauté, cela efface-t-il la crainte et l’humilité que l’on doit avoir face à la mer ? Je pense que la pire chose à craindre dans ces conditions de gros temps, c’est soi même. L’erreur, la négligence, le mauvais choix. Nous avons globalement l’impression de garder les choses en main, lorsque l’on s’évertue à respecter toutes les règles du bon sens : naviguer avec une surface de toile adaptée aux conditions quelle que soit l’allure, manœuvrer longé sur le pont et à la barre etc. Pourtant, la frontière entre maîtriser et subir peut s’effondrer à tout moment. Eric, l’ancien propriétaire du bateau, navigateur au long cours expérimenté, nous a laissé une phrase la veille du départ :
"En mer, sois sûr de toi mais n’aies jamais aucune certitude"
Une tempête est dramatique lorsqu’un événement vient troubler le frêle équilibre du marin funambule. Comment réagir en cas de démâtage, d’une voie d’eau ou de la chute d’un homme à la mer ? L’accident arrive par l’addition de plusieurs facteurs. C’est précisément ce qui anime notre esprit dans ces moments là : évaluer, observer.
J’ai eu écho du témoignage d’un marin qui a du affronter, seul, durant un fort coup de mistral en Golfe du Lion, l’explosion de son moteur. L’arbre d’hélice éjecté a été retenu in extremis, évitant la voie d’eau. « Autrement, me dit-il, je ne serais plus là pour en parler ». Il a pu compter sur ses ressources pour faire face à la situation, ramener le bateau et sauver sa peau.
Vivre cette aventure dans skipper est une chance incroyable, une aubaine pour apprendre et être poussés à nous investir à cent pour cent. Mais cela nous laisse totalement livrés à nous même et chacune des décisions ou des manœuvres mises en place doivent être judicieusement pensées. On garde sans cesse à l’esprit l’idée de ne pas accumuler ces facteurs, mais comment être sur d’avoir fait les bons choix ?
On n’en est jamais sur. Ce jour là, le vent a atteint son paroxysme vers 5h00 du matin. Le voilier avance avec un bout de génois mais le gréement travail mal avec ces rafales. Après près d’une demi heure d’observation Nicolas et moi gréerons la trinquette afin de soulager l’étai. J’irai me coucher l’esprit tranquille. Une heure plus tard le vent tombera, le génois reprendra sa place, le temps s’apaisera lui aussi.
Nous mettrons moins de cinq jours pour arriver en Crète. Le samedi 14 vers 21h30, Philippe croit percevoir dans l’obscurité la silhouette d’une montagne. La carte confirme qu’il s’agit de l’île d’Anticythère. Terre en vue ! Au matin, j’aurai le droit, pour moi seul, à un levé de soleil sur la Crète, venant inonder de lumière les montagnes du Mont Ida, dont le sommet culmine à 2454m. L’histoire raconte que Zeus lui même y aurait vu le jour. Aujourd’hui, les cimes se cachent timidement dans les nuages. C’est un nouveau rendez-vous avec la magie, une main tendue à l’introspection:
L’émerveillement, serait-ce un but absolu ? Un besoin intrinsèque de l’homme ?
Cet état de contemplation et de communion intime avec la beauté d’un instant ne semble s’offrir qu’à quiconque prend la peine de se dépouiller du superflu. L’apprenti heureux doit s’affranchir de tous les petits maux qui accaparent son esprit, emprisonnant ses pensées dans mille et une jérémiades. La plainte est un poison pour le bonheur mais la mer fait partie de ces complices qui ont le pouvoir de purifier l’âme de l’Homme. Le bonheur, ce serait la simplicité de l’instant durant lequel rien d’autre n’a d’importance.
Le vent tombe, le moteur prend le relai et nous porte vers un mouillage au sud de la péninsule d’Akrotiri, au nord ouest de l’île, où nous prendrons le temps de vivre l’instant.
Valentin et Nicolas iront même se saucissonner dans leur combinaison en néoprène pour aller voir ce qu’il se passe sous l’eau, qui ne fait pas plus de 16°C.
Le soir nous irons en annexe au bouiboui du coin arracher une bière avant la fermeture. Pas de chance, il tombe une pluie battante et nous sommes mis à la porte… Un retour au bateau dans la nuit sous des trombes d’eau et dans une petite mer, voilà un souvenir qui restera dans nos mémoires ! C’était un temps fort du voyage que nous avons partagé tous les cinq, trempés jusqu’à l’os et riant aux éclats. Nous arriverons à Héraklion le lendemain soir.
On se sent vraiment bien ici. Les paysages traversés sont magnifiques, de ces imposants reliefs aux champs d’oliviers à perte de vue. Les gens sont accessibles et serviables et on ressent la singularité de la culture locale. Les jeunes sortent tard le soir et, chose rare, se retrouvent dans de petits bars que des musiciens animent de musique traditionnelle grecque. Une lyre crétoise, un bouzouki, un violon ou une guitare accompagnent la voix aux vocalises orientales. On y perçoit toute la richesse de cette musique à la croisée des cultures environnantes. Je pense que tout l’équipage aura été marqué par la gastronomie Crétoise : les olives, les dakos, les pitas, les fromages, leur vin blanc etc.
En sortant des chemins touristiques, se laissant guider par l’instinct et la curiosité, vous découvrirez des lieux simples et authentiques qui sauront vous ravir.
Nous profitons pleinement de l’atmosphère des lieux et des quelques jours de beau temps qui nous sont offerts. On nous surprendrait même à essayer de danser la salsa et le tango ! Muriel, gérante de La Brasserie qui accueille ces soirées évoquera son amour pour son île. Elle vit ici depuis près de dix ans. Nous rencontrerons également Célina, argentine et crétoise d’adoption elle aussi. Artiste cuisinière et passionnée de musique, elle nous fera découvrir les meilleurs endroits du coin. Enchantée à l’idée de visiter un voilier, elle viendra même nous concocter un succulent repas à bord et nous laissera des conserves maisons en témoignage de sa générosité. Cette escale courte mais riche nous aura ravis, mais nous remettons les voiles le 21 janvier en direction de Port Saïd en Egypte, pour conclure cette longue traversée de la Méditerranée.
C’est encore une fois Boréas, ce vent du nord glacial, qui gonfle nos voiles. Nous essaierons d’anticiper la bascule du vent en faisant un maximum d’est mais le vent de sud-est nous surprendra. Il est en avance ! Tant pis, cap au sud en voyant la distance croître à mesure que l’étrave brise cette sacrée houle. Après deux jours de grand-frais au près serré j’interpelle un cargo à la VHF en demandant les prévisions météo. L’ouest est annoncé avant la nuit ! Le moral remonte, on peut enfin commencer à rêver de la Mer Rouge !
Il a fallut attendre 1869 pour que l’isthme célèbre qui sépare la Méditerranée de la Mer Rouge soit traversé par un canal qui révolutionnera le commerce maritime international en réduisant pratiquement de moitié la route entre Londres et Bombay.
On sait que l’on se rapproche de Port-Saïd lorsque l’on voit le trafic des navires commerciaux s’intensifier. De retour de l’océan Indien, en provenance de Gibraltar ou des grands ports méditerranéens, c’est une étape incontournable lorsque l’on travers le Canal de Suez.
Le 26 janvier dans l’après midi, au grand largue sous un vent de force 5 à 6, je succède à Nicolas à la barre. Au bout de quelques minutes, je sens que je peine à tenir le bateau dans les risées et à limiter les départs au lof (tendance du bateau à se mettre face au vent lorsqu’il est soumis aux rafales). Rien à faire, les gars affalent la grand voile. Dix minutes plus tard, le vent monte à une vitesse incroyable ! Ils affalent l’artimon en catastrophe, diminuent la surface du génois alors que le bateau est toujours propulsé à une vitesse folle. Le vent atteint les 40 nœuds avec de fortes rafales. La mer se met à moutonner instantanément, le ciel se couvre de stratus, comme un plafond gris qui s’installe pour durer, et nous dessinera un magnifique arc-en-ciel.
Voilà plus de deux mois que nous traversons cette mer capricieuse et c’est la première fois que nous voyons les conditions se dégrader si rapidement, nous laissant à peine le temps de réagir. L’atlantique avait organisé, pour nos adieux, un ballet des plus poétiques. La Méditerranée, elle, semble vouloir nous rappeler à quel point elle est dure. Si seulement nous avions prêtée l’oreille aux conseils d’Ulysse, ou à tous ces témoignages qui décrivent son tempérament impulsif et imprévisible coupable de tant de fortunes de mer. Mais que faire ? En voyant s’éloigner le quai à Lorient, nous nous sommes engagés à ne pas reculer. Nous avons voulu jouer, tout cela a un prix.
Je pense qu’elle aura eu le mérite de nous apprendre à voir le beau dans chacune des situations rencontrées. Au bout du compte, nous sommes toujours là, Elle, éternelle, nous, cheveux au vent et reconnaissants. C’est Elle qui décide : Elle nous a laissés passer !