IV - Egypte
Première partie
Être un voilier au milieu des cargos, c’est un peu comme se prendre pour une souris au milieu des éléphants. Elle leur ferait peur paraît-il ? Ce n’est pas notre cas visiblement. La nuit est tombée dans les conditions du coup de vent qui s’est levé plus tôt dans la journée. Notre coquille de noix se fait une petite place pour s’engager dans le chenal d’entrée du Canal de Suez, qui nous mènera à Port Fouad, sur la rive qui fait face à Port Saïd.
Les appels passés au canal 9 de la VHF, destinés à la tour de contrôle, resteront sans réponse. Les voyant s’engager les uns après les autres, nous décidons de prendre place dans le cortège de notre propre chef. Ces machines là avancent à plus de dix nœuds alors que notre petit moteur de 80 chevaux peine à propulser les vingt-quatre tonnes de La Belle Anaïs à cinq nœuds dans cette pénible houle. A l’intersection des deux chenaux, Nicolas à la barre constate la difficulté qu’il a à tenir son cap. Le vent et la mer nous font dériver, c’est un fait, mais le bateau, par sa conception, devrait pouvoir se manœuvrer mieux que ça. De ce détail, nous sommes trop occupés et concentrés pour en tirer une conclusion ce soir là. Nous arrivons laborieusement à garder notre route. Derrière nous, à moins d’une mille, prend place un autre cargo. Quelques minutes plus tard, un bateau pilote vient vers nous. Il s’approche à quelques mètres seulement de la coque alors que notre bateau est si peu manœuvrant et balancé à l’image d’un culbuto endiablé, en hurlant un charabia qui semblerait être de l’anglais : « Follow us ! Follow us ! ». D’un coup de moteur, il fait demi tour sur place et s’éloigne. Cela nous donne un sacré coup de pression. Nous essayons de les suivre hors du chenal sans savoir réellement à quoi nous attendre.
Ce sera notre premier contact avec les égyptiens. Bien heureusement, nous ne nous fions jamais aux premières impressions. Il est 2h30 du matin et nous sommes enfin en Egypte ! Nous sommes euphoriques, lorsque l’on pense à tout ce qui aurait pu nous arrêter en route. C’est déjà, pour nous tous, une satisfaction que d’être arrivés ici. Nicolas a préparé des crêpes pour l’occasion. Nous passons à table !
« Wait here and go after this cargo ! The channel 9 ! Call the channel 9 ! Control tower ! » continue-t-il de s’égosiller, tournant autour de nous dans cette atmosphère tourmentée par le bruit fracassant du vent enragé et de la mer en colère. Soulagés de voir que rien ne nous est reproché, nous attendrons patiemment le passage de ce dernier transporteur. Nous nous tiendrons dans son sillage, à notre allure. La digue casse enfin la mer et l’Egypte s’offre à notre regard, sous forme de quais et de grues, de containers et de bateau de pêche à moitié abandonnés. Voilà le bout dehors qui entre dans l’enceinte bétonnée et qu’un second navire pilote vient à notre rencontre. On les voit venir ces malins. Ils veulent monter à bord pour nous « guider » jusqu’au quai. A peine notre indispensable guide met-il le pied sur La Belle Anaïs qu’un autre nous réclame un « present for the pilot ». Antoine, faisant semblant de ne pas connaître les coutumes officieuses locales, lui demande s’il a des enfants. Il s’avère que monsieur est papa ; voilà deux paquets de biscuits au chocolat ! Si ça ce n’est pas un beau cadeau !
Nous sommes à quelques encablures du quai qui doit nous accueillir, avec un esbroufeur maladroit à bord qui ne sait même pas exactement où se trouve le Yacht Club de Port Fouad. Pas même arrivés qu’il nous demande cent dollars le bougre. Comme vous l’aurez compris, la tradition du bakchich est bien ancrée ici, de manière presque grotesque d’ailleurs. Sur le quai, deux autres jeunes hommes, à la serviabilité totalement désintéressée, attendent qu’on leur jette les aussières pour faire semblant de nous aider et légitimer leur requête : « a present for the pilot ! ». Je jouerai moi aussi au jeu d’Antoine, avec les biscuits, mais à la vanille cette fois. Soyons originaux. Ils l’accueillent en rigolant, se regardant d’un air complice et ironique en me montrant que ce n’est pas ce qu’ils attendaient. Ils comprendront très vite qu’ils n’obtiendront rien de plus. Notre « guide » est resté dans le bateau une fois à quai. Assis à table dans le carré, il griffonnera quelques informations concernant le voilier sur une feuille de brouillon arrachée d’un cahier et à moitié chiffonnée histoire de solenniser un peu sa démarche. Il est évident qu’il n’a aucune autorité dans notre cas, chose qui sera confirmée le lendemain par nos agents sur place. Il partira malgré tout avec un bon cubitainer de vin rouge imbuvable en guise de récompense, qu’il prendra grand soin de cacher dans son gros sac noir (il a l’expérience) : il ne faudrait pas qu’il se fasse prendre, demander des pots de vin est interdit.
Vendredi 27 janvier, nous nous réveillons dans une ambiance assez typique, bercés par le raisonnement des prières dès 5h00 du matin et le roulis causé pas le passage des bateaux dans le canal. Il nous tarde d’aller en découvrir davantage mais avant, nous devons reprendre notre travail. Il nous faut dès à présent accomplir les démarches afin de traverser au plus vite le canal. Pour cela, nous avions contacté durant notre escale en Crète l’agence Félix avec qui nous traiterons. La douane viendra à bord, un homme en chemise, attaché-case à la main, mesurera le bateau dans tous les sens afin d’établir les frais à payer, et nous en profiterons pour faire le plein de gazole au bidon. Le soir, nous flânerons dans les ruelles et mangerons local : une petite assiette de pâte avec des lentilles et une sauce à base de tomate et de piment, un peu de salade et une autre sauce aux poids chiche et à l’huile d’olive. Le tout pour seulement 1€ par personne !
Durant notre court séjour à Port-Saïd, nous nous sommes habitués à fréquenter un salon de thé qui propose des chichas à bon prix et de très bons cheesecakes. Il se trouve qu’un de ces soirs, l’équipe de football égyptienne a joué son quart de finale de la Coupe d’Afrique des Nations. Une occasion de plus de s’immerger dans la vie ici. Reçus comme des rois, nous assisterons à la victoire de notre pays d’accueil. Le rendez-vous est pris pour la demi finale.
A 6h00 du matin le 30 janvier, Allah, notre pilote, monte à bord. Le moteur est allumé et nous quittons Port-Saïd pour cette première étape du canal de Suez. Il y a 80km à parcourir jusqu’à Ismaïlia où nous ferons une halte pour la nuit. L’idée que nous nous faisions de ce fameux canal était assez négative en réalité : 160km creusés dans un isthme aux paysages désertiques et fréquenté par des centaines de cargos quotidiennement. Outre ces digues à perte de vue, on imaginait aisément s’étaler des infrastructures industrielles, des constructions abandonnées constituant un panorama des plus délabrés et dénués de beauté. C’est en partie le cas, principalement sur cette première étape. Nous sommes dans le désert et le sable de part et d’autre de ce chemin d’eau que nous suivons témoigne de l’aridité qui prédomine. Pourtant, en ouvrant les yeux, je suis surpris par la lumière et par la façon qu’elle a de jouer avec l’eau. Les scintillements cristallins dus à sa réfraction dans les mouvements de l’eau éblouissent nos pupilles sensibles alors que le soleil est à son zénith et, à la manière d’un caméléon, modulent leurs couleurs lorsqu’il se rapproche de l’horizon comme attiré par l’apesanteur. La vive luminosité du midi laisse place peu à peu à des tonalités plus douces, ocres, couleur d’argile ou de feu venant inonder le ciel. L’eau bleue tourne au mauve, puis au gris avant que sa couleur ne se dérobe à notre regard une fois la nuit tombée.
Nous poursuivons notre chemin, La Belle Anaïs toujours si petite dans ce monde de géants. Nous apprenons à ne plus craindre de passer à moins de vingt mètres de ces montagnes d’acier. Pourtant, notre difficulté à tenir un cap, même dans ces conditions d’eau calme et de vent faible, continue d’éveiller notre inquiétude. Dès que la qualité et la température de l’eau nous le permettront, nous irons voir ce qu’il se passe sous la ligne de flottaison.
Le soir nous nous mettrons à quai devant le Yacht Club d’Ismaïlia. Nous avons encore le luxe de trouver une source d’alimentation électrique. Nous mangerons le succulent lapin à la tomate que Philippe a cuisiné avant de sombrer dans le sommeil.
Un nouveau pilote viendra le lendemain à 5h00. Ponctuel, alors que nous nous étions habitués aux « rendez-vous arabes », comme le dirait l’un de nos amis tunisiens, qui nous convenaient très bien d’ailleurs. Antoine, Nicolas et Philippe largueront les amarres pendant que nous profiterons d’une rallonge de sommeil. Ils bénéficieront pour eux seuls du spectacle éblouissant du crépuscule, rafraîchissant d’une lumière pure cette nouvelle journée.
L’étendue d’eau, autrefois un lac, voit de nombreux pêcheurs y jeter leurs filets sur des barques colorées parfois grées d’une voile arabe. De nombreux oiseaux sillonnent ces eaux paisibles, soit hauts dans le ciel, soit volant à quelques centimètres de la surface, jouant avec les ondulations solitaires qui s’échappent du passage des bateaux. Ce monde de contraste où se confrontent la beauté brute de la vie, les embarcations de pêche traditionnelles et la rigidité mécanique des machines de transport commercial semble néanmoins s’accorder avec une certaine harmonie. Il suffirait de regarder du bon point de vue. C’est après une nouvelle et longue journée au moteur que nous arrivons, de nuit, au Yacht Club de Suez. Nous nous amarrerons entre deux bouées en face de ce qui était autrefois un ponton et qui a été détruit par une forte tempête de sable le mois dernier.
A première vue, le Caire ressemble à une fourmilière humaine, à ces villes incarnées par le mouvement frénétique et dense de leurs habitants. Ce foisonnement bruyant et anarchique est omniprésent, sur les axes de circulation, dans les ruelles et les lieux publics, dans les bouisbouis et les salons de thé. De ce vacarme, de la saleté et du désordre ambiant s’échapperait le charme et l’atmosphère si particulière de cette grande capitale africaine. La langue arabe, à la phonation sensiblement différente de celle parlée au Maghreb, résonne à chaque coin de rue ; le son des prières s’enfuit des hauts parleurs des mosquées et, le flot continu des récitations coraniques sert bien souvent d’habillage sonore dans les magasins ou restaurants. Je me sens très rapidement séduit, enrobé dans un cocon de soi hermétique faisant de ce monde inconnu mon monde pour ces quelques heures. Marcher, respirer, voir, sentir, il nous faut graver nos mémoires et photographier par les sens ces moments d’exception.
Sans tarder nous préparons un petit bagage et à 6h00 le lendemain, nous quittons le bateau pour nous entasser dans un minibus. Nous filons au Caire pour découvrir, en un passage éclair de deux jours, les trésors qui s’y cachent.
Arrivé peu avant midi nous mangerons sur le pouce dans la rue, le meilleur moyen, je pense, pour s’immerger dans les coutumes d’un pays. On y trouve les odeurs et les saveurs qui font l’essence d’un lieu, l’authenticité que nous recherchons tous les cinq. Nous reprenons rapidement notre route en direction du Musée Egyptien du Caire. Ce musée est un trésor inestimable du patrimoine de l’humanité. Il renferme des milliers de pièces qui s’imposent comme des traces indélébiles de l’histoire de cette fascinante civilisation. Des sarcophages en bois, en marbre ou en or massif aux bijoux les plus fins travaillés avec une agilité remarquable, tous les regards sont emprunts d’émerveillement. On perçoit aisément l’évolution des méthodes de travail au fil des siècles, tant dans l’aspect des hiéroglyphes que des techniques de momification. Nous resterons marqués par notre face à face avec Ramses II, dont l’état de conservation est stupéfiant, par le masque de Toutenkamon et cent autres merveilles qu’il faut voir une fois dans sa vie.
Le soir venu, nous rejoignons un groupe de jeunes égyptiens que Nicolas a rencontrés lors de son premier voyage au Caire. Nous les suivrons jusqu’à la pelouse bondée de leur club de football sur laquelle des centaines de chaises sont installées face à un écran géant qui retransmet la demi finale ! Nous sommes surpris de voir que les hommes, les femmes et les enfants se mélangent pour vivre cet événement sportif qui verra l’Egypte remporter à nouveau, aux penalties. Cette victoire arrachée à la dernière minute suscitera l’émulation dans les rues. A peine le coup de sifflet final a-t-il retenti que les cris de joie des supporters résonnent. Ils paradent par centaines. Les voitures klaxonnent, les sirènes hurlent, l’ambiance est à son comble. Nous finirons d’observer l’animation de la ville de la fenêtre du dixième étage de notre hôtel.
Le jeudi 2 février est un grand jour. Nous nous levons avec empressement, avalons un petit déjeuner et partons d’un bon pas à la recherche d’un moyen de transport qui nous conduira à notre destination du jour. L’Egypte fait partie de ces pays qui souffrent cruellement de l’effondrement du tourisme en conséquence à la menace que fait peser l’Etat Islamique. Le simple fait d’être un européen induit donc d’être traqués par les commerçants ou chauffeurs de taxis dans les zones où prospérait le tourisme autrefois. Nous serons donc le sujet d’une querelle entre plusieurs chauffeurs qui se seraient presque tapés dessus pour savoir qui nous avait abordés le premier. La police interviendra et nous pourrons enfin prendre place sur les vieux sièges esquichés d’un minibus. Après moins d’une heure de route, Philippe et moi, tout deux assis à l’arrière du véhicule, sommes heurtés par l’apparition inattendue de l’une des Sept Merveilles du monde antique. Elle s’est dressée subitement derrière les bâtiments de la ville et elle grandit, au fur et à mesure que le paysage urbain défile.
La pyramide de Khéops est la plus grande des pyramides d’Egypte construite il y a 4600 ans environ ; elle mesure 138 mètres de haut. Autour d’elle s’élèvent les pyramides de Chéphren, de Mykérinos et d’autres, plus petites que nous ne verrons qu’une fois sur place. Nous voilà à Guizèh, un lieu dont le nom résonne dans nos esprits comme le symbole de la grandeur de l’Egypte antique. Situé à l’ouest du Caire, sur la rive gauche du Nil, ces monuments extraordinaires sont aujourd’hui encerclés par le désert d’une part et la ville de l’autre. Il faut faire abstraction des aménagements et infrastructures prévus pour accueillir le tourisme si l’on veut s’imaginer ce à quoi ressemblait le site autrefois. Face à nous, le sphinx se dresse toujours droit et fier bien que l’érosion lui ait volé de son panache au fil du temps.
En poursuivant notre route nous nous rapprochons des pyramides. Il faut marcher un peu si l’on veut s’éloigner des cris et des bousculades. En remontant encore nous arrivons au pied de la pyramide de Chéphren. Ce n’est pas la plus grande mais c’est, pour nous, la plus belle. Elle conserve en son sommet les restes de ce qui recouvrait jadis l’intégralité de l’édifice. Sur cette structure aux airs d’escalier géant constitué d’immenses blocs de pierre, on trouvait à l’origine un parement en calcaire poli donnant une pente régulière aux quatre côtés de la pyramide. Réfléchissant la lumière du soleil, cela leur donnait un aspect lumineux et surréaliste qui participait au mythe. Un esprit doté de bon sens sait qu’il est interdit d’escalader les blocs ; des panneaux et des gardiens sont là pour le rappeler. Nous l’avons pourtant pensé si fort, Valentin et moi. La pointe n’est qu’à quelques longueurs de bras, la vue et la sensation unique que l’on pourrait ressentir de là-haut se dessinent dans nos esprits comme une idée que l’on sait ne pas pouvoir être réalisée.
C’est alors qu’apparaît Saïd, sur son cheval. Nous sommes surpris par son attitude : il ne semble pas adopter la démarche habituelle des commerçants qui est parfois à la limite du harcèlement. Il nous aborde avec beaucoup de respect, nous proposant ses services. Nous refusons mécaniquement et le voyons nous saluer et reprendre sa route, sans insister. En réalité l’envie nous taraude de balader à cheval dans ce cadre fantastique. Je cours à sa rencontre, lui fais part de notre désir de visiter les lieux avec lui. Il nous propose un bon prix, ce qui corrèle avec notre impression à son sujet. Nous voilà à cheval à notre tour, une première pour moi. Nous constatons rapidement qu’il les a dressés avec un savoir faire incontestable et une grande exigence. Ils lui obéissent au doigt et à l’œil, sans qu’il ne fasse à aucun moment preuve de violence. Un mot, un regard, un sifflement suffisent à les voir exécuter ses consignes. Rien n’est plus efficace pour mettre en confiance le cavalier débutant que je suis.
C’est un rêve de gosse qui se réalise et je compte bien le déguster. La posture de Saïd nous met à l’aise. Nous avançons dans ce chaos de roches au milieu des pyramides, loin du brouhaha et de l’amas de touristes en nous dirigeant vers les dunes qui introduisent le Sahara. Devant nous se déroule une longue étendue de sable et de pierres qui annoncent les premières dunes d’où nous irons admirer l’ensemble de cet ouvrage extraordinaire. Saïd a peut être su lire le regard que Valentin et moi nous sommes échangé avant de nous proposer de partir au galop. Le sourire sur nos lèvres trahissait l’enthousiasme qui montait en nous au fur et à mesure qu’il nous donnait les quelques précautions à prendre. Il abaissa ses rênes avec la précision et la fermeté d’un geste totalement maîtrisé et nous le voyons s’éloigner lorsque nos deux chevaux commencent à accélérer à leur tour, accélérer au point de le dépasser à une vitesse folle. Accroché comme je le peux j’essaie de ne pas dégringoler, d’être en osmose avec elle, mais je vois mes mains se resserrer sur les rênes en les ramenant vers moi dans le but de la faire ralentir bien que ma tentative n’est pas eu l’effet escompté. Elle finit par s’arrêter en entendant son maître arriver.
Rassuré d’être resté sur ma selle, je reste frustré par mon incapacité à maîtriser ce cheval qui est pourtant loin d’être farouche. Nous arrivons en haut des dunes de sable qui en cachaient d’autres à perte de vue. De l’autre coté, l’ensemble des pyramides s’aligne pour former une rangée dans la profondeur de la perspective. Trois petits tombeaux au premier plan se pavanent devant les trois Majestueuses qui se dorent sous le soleil du désert. Sur la route du retour nous réussirons à faire galoper nos chevaux un long moment, nous sentirons l’air défiler sur nos visages, la puissance des mouvements de l’animal qui ne demandait qu’à accélérer encore, notre corps à la fois ferme et détendu qui s’accordait aux sien, notre respiration maîtrisée qui tendait à lui communiquer notre confiance et nos efforts pour emprunter la posture dominante du cavalier. Grâce aux conseils de Saïd, nous irons même jusqu’à l’arrêter nous même avec douceur ; peut être était-ce une manière pour l’animal de nous montrer que notre confiance était partagée ? Pour l’heure ce fut une magnifique introduction à l’équitation pour moi, expérience qu’il me tarde de renouveler.
Après avoir inspecté les lieux nous rejoignons le reste de l’équipage à l’extérieur. Nous retournons au Caire, puis à Suez et enfin, au milieu de la nuit, nous voilà à bord de La Belle Anaïs. Le lendemain sera une journée chargée durant laquelle nous nous avitaillerons en eau, en nourriture, en linge propre et au petit matin du jour suivant nous repartons en direction de Port-Ghalib 300 milles au sud.
Cette première navigation en Mer Rouge nous fera descendre le Golfe de Suez au milieu des plateformes pétrolières à peine éclairées la nuit. La Mer Rouge est soumise à un système météorologique plutôt stable, en comparaison avec les conditions que nous connaissons en Méditerranée. En hiver, les centres d’action anticycloniques – zones de hautes pressions – situées au Açores et en Sibérie et les basses pressions, plus proches de l’équateur, auront tendance à générer des vents de Nord à Nord-Ouest dans le Nord de la Mer Rouge (le vent allant des zones de haute pression vers les zones de basse pression). C’est donc sans surprise que nous descendrons au vent arrière, en longeant la péninsule du Sinaï.
Le Sinaï, cette montagne mythique au sommet de laquelle Moïse aurait reçu des mains de Dieu les dix commandements ne se montrera pas à nous, cachée à l’intérieur des terres. D’autres montagnes nous consoleront, grandes masses rocheuses sans nulle trace de vie, sans rien d’autre que de la pierre à perte de vue. En voyant la latitude diminuer alors que nous avançons, nous savons que nous avons enfin laissé l’hiver derrière nous. Le Lundi 6 février au petit matin il nous reste 80 milles nautiques à parcourir. Nous marchons à une moyenne de 6 nœuds et à ce rythme nous arriverons de nuit à Port-Ghalib. Cette option est inconcevable par le simple fait que l’entrée est un passage étroit entre les récifs coralliens qui est très mal balisé. Nous préférons donc mouiller quelques heures au Ras Abu Soma pour nous reposer et profiter de nos premiers instants dans cette mer magnifique. Il est temps de plonger !
Quelques coraux attirent notre regard mais leur effet sera vite annihilé par la vision de ce qui reste de notre safran! Tout est clair à présent, voilà l’origine de notre difficulté à barrer ; tout le bateau était manœuvré avec un bout de quatre-vingt centimètres par cinquante de contreplaqué brisé sous l’axe qui le maintient au reste du gouvernail. Il manque donc plus d’un mètre vingt de safran! On se met dès lors à rechercher un chantier susceptible de pouvoir sortir le bateau et réparer. Il se trouve que le chantier le plus important de la région est à Safaga, à moins de dix milles au sud… En tant qu’optimistes, nous y verrons une chance extraordinaire plutôt que le drame d’une avarie qui pourrait nous retarder encore davantage. Nous nous mettons en route au crépuscule, remplis d’espoir et déterminés à en découdre avec ce nouvel imprévu.